Groupes de niveau au collège : premier test pour Belloubet

La mesure, portée par Gabriel Attal, est désormais rejetée par toute la communauté éducative

Éléa Pommiers

L’omission n’a pas échappé aux observateurs. A chacune de ses prises de parole depuis son arrivée à la tête de l’éducation nationale, le 8 février, la ministre Nicole Belloubet évite soigneusement d’employer l’expression « groupes de niveau ». La mesure est pourtant l’étendard de la politique du « choc des savoirs » décidée, le 5 décembre 2023, par le premier ministre lors de son passage rue de Grenelle.

Pour répondre à l’hétérogénéité, dont Gabriel Attal estimait qu’elle « condamne certains à stagner et empêche d’autres de s’envoler », les collégiens seront répartis par groupes en fonction de leur niveau scolaire durant leurs cours de mathématiques et de français. La nouvelle organisation doit entrer en vigueur pour les élèves de 6e et de 5e en septembre 2024, avant de s’étendre aux 4e et aux 3e en 2025. Mais les textes officiels entérinant cette transformation n’étaient toujours pas publiés samedi 17 février. Mme Belloubet a dit « travailler avec les personnels de direction, les inspecteurs, les professeurs, pour voir comment mettre en place ces groupes d’élèves », dans Ouest-France jeudi 15 février, et a plusieurs fois annoncé se donner « quelques jours » pour apporter ses réponses.

La nouvelle ministre a reçu les organisations syndicales toute la semaine et le sait, cette politique révolte une large partie de la communauté éducative. Le 8 février, le texte réformant l’organisation du collège a été unanimement rejeté en conseil supérieur de l’éducation par 67 voix contre et une abstention. Enseignants, chefs d’établissement, inspecteurs, parents d’élèves, représentants du public comme du privé, personne n’a approuvé l’arrêté créant les groupes de niveau au sein de cette instance consultative. Pas même le Syndicat national des lycées et des collèges, seul syndicat ayant défendu la philosophie de cette mesure, qui estime désormais que les choix du gouvernement « mènent dans le mur ». « On ne voulait pas de groupes de niveau dès la 6e, et, contrairement à ce qu’a promis le ministère, il n’y a pas les moyens pour financer cette politique », explique son président, Jean-Rémi Girard, qui demande un moratoire sur la mise en œuvre.

« Accentuer les inégalités »

Tous les autres syndicats, soutenus par la Fédération des conseils de parents d’élèves, ont lancé le 5 février une pétition réclamant l’abandon du « choc des savoirs », qui approche les 48 000 signatures. Lors de la grève du 1er février, dont l’opposition au « choc des savoirs » était l’un des principaux mots d’ordre, c’est au collège que la mobilisation a été la plus forte (30 % d’enseignants en grève selon le ministère, près de 50 % selon le SNES-FSU ; des chiffres élevés).

Pour protester contre cette politique, trois chercheurs du conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN), Julien Grenet, Elise Huillery et Yann Algan, ont par ailleurs démissionné de cette instance dont le président, Stanislas Dehaene, était l’un copilotes de la mission « exigence des savoirs » sur laquelle Gabriel Attal s’est appuyé. « On a le sentiment que le CSEN a été instrumentalisé comme caution scientifique pour des mesures qui vont à l’encontre des résultats de la recherche », dénonce l’économiste Julien Grenet.

Les travaux de recherche existants convergent en effet pour montrer que regrouper les élèves en fonction de leurs résultats scolaires sur des volumes horaires importants – un tiers de leur semaine de cours – est inefficace pour améliorer le niveau général, et a même « de potentiels effets délétères sur l’égalité des chances ».

Les acteurs de la communauté éducative dénoncent ainsi une mesure qui « trie socialement les élèves », selon les mots de la pétition intersyndicale, et « va immanquablement accentuer les inégalités » au détriment « des élèves les plus fragiles et socialement défavorisés ». Selon M. Grenet, 60 % des enfants favorisés seraient dans les groupes forts et seuls 13 % dans les groupes de niveau faible, tandis que ces chiffres sont respectivement de 19 % et 44 % pour les élèves défavorisés.

« Les groupes de niveau ébranlent la notion même de collège unique et sont contraires aux valeurs de l’école républicaine, nous nous y opposons catégoriquement, martèle Layla Ben Chikh, du SNPDEN-UNSA, majoritaire chez les personnels de direction. Nous avons besoin de solutions pour gérer l’hétérogénéité sans générer de ségrégation. » « Cela atteint notre identité professionnelle, nos convictions profondes et le sens de notre métier », abonde Sophie Vénétitay, du SNES-FSU, premier syndicat enseignant du secondaire.

Alors que les collèges ont reçu en janvier leurs dotations horaires, s’est ajoutée une profonde circonspection, y compris parmi les soutiens de la mesure, quant à la capacité du ministère à mobiliser les moyens nécessaires. Pour que les groupes faibles ne dépassent pas un effectif de quinze élèves, le ministère avait établi que 2 330 postes seraient nécessaires.

Fin décembre 2023, Gabriel Attal avait annoncé 830 créations de postes. Pour les 1 500 restants, le ministère supprime une heure de cours en 6e – l’ancienne heure de technologie, convertie en heure de soutien ou approfondissement en maths et en français à la rentrée 2023. Mais si la suppression de cette heure permet de dégager les lignes financières, rien ne garantit que l’éducation nationale ait les viviers humains correspondants en mathématiques et en français, deux disciplines déficitaires aux concours depuis des années.

Rogner sur l’existant

Où la rue de Grenelle trouvera-t-elle les enseignants alors que, comme le rappelle le syndicat SNFOLC, le ministère n’a « pas annoncé d’ouverture de postes supplémentaires \[aux concours] pour répondre aux besoins, le nombre de places au capes de mathématiques restant le même qu’en 2023, tandis qu’il y a 57 places de moins au capes de lettres modernes » ?

Interrogé par Le Monde, le cabinet d’Amélie Oudéa-Castéra, ministre de l’éducation du 8 janvier au 8 février, avait concédé qu’il faudrait recourir à des heures supplémentaires et à l’embauche de contractuels. « Un non-sens », dénonce Julien Grenet, alors que les chercheurs insistent sur l’importance de placer des personnels bien formés devant les élèves, d’autant plus s’ils font face à des groupes faibles.

Cécile Rilhac, députée apparentée Renaissance du Val d’Oise, à l’origine de plusieurs propositions de loi et rapports sur l’école, s’inquiète elle aussi que « les effectifs ne soient pas suffisants pour tenir notre objectif ». « En l’état actuel des choses, même en tant que députée de la majorité qui soutient les groupes de niveau, j’ai du mal à savoir comment on va les créer sur toutes les heures de maths et de français de 6e et 5e dès 2024 », admet-elle. D’autant que, malgré les postes annoncés, l’élue partage le constat de tous les syndicats : les collèges n’ont pas reçu suffisamment d’heures pour créer des groupes réduits, et doivent rogner sur l’existant en abandonnant des options ou des projets pédagogiques pour les financer.

Nicole Belloubet pourrait-elle amender la décision de son anté-prédécesseur ? Si elle assure que « le choc des savoirs est indispensable », l’ex-rectrice a assuré à Ouest-France : « Le risque, celui que je ne laisserai pas advenir, c’est la sélection par l’échec, un refus de mixité scolaire et sociale dans les classes. » La veille, sur Public Sénat, elle avait déclaré que les futurs « groupes » devaient « répondre à une pédagogie différenciée » pour « prendre en charge l’hétérogénéité ».

Entre un premier ministre qui défendait encore la « nécessité » de sa décision le 8 février sur France 2 et une communauté éducative qui l’exhorte majoritairement à retirer toute mention de « groupes de niveau » des futurs textes officiels, la ligne de crête est mince pour celle qui s’est fixé un objectif d’« apaisement » avec les personnels de l’éducation.

Comment la mesure se répercutera concrètement sur les cours

Les promesses se heurtent à la réalité des moyens : les collèges n’ont pas été assez dotés pour assurer l’ensemble des groupes de niveau

É. P.

Julien et ses collègues n’avaient prêté qu’une oreille lointaine à Gabriel Attal lorsque ce dernier, alors ministre de l’éducation, avait annoncé début décembre 2023 la création de groupes de niveau en maths et en français au collège. « On a cru à un énième effet d’annonce, et on a pensé que ça ne concernerait qu’une heure de cours ou deux », se souvient ce professeur d’histoire-géographie de Nantes, qui a souhaité rester anonyme, comme d’autres personnes interrogées. Puis, en janvier, son collège a reçu sa « dotation horaire globale », l’enveloppe d’heures qui permet aux établissements de financer leurs cours, et ils ont fait les calculs. « Là, on a compris ce que le ministère voulait faire et on a mesuré toutes les conséquences pour les élèves et pour nous », raconte-t-il. En écho à de nombreux autres interlocuteurs du Monde, il évoque la « sidération » voire « l’affolement » des équipes.

En septembre, les collégiens de 6e et de 5e devront théoriquement être répartis en trois « groupes de niveau », de quinze élèves au maximum pour les plus faibles, pour leurs heures de maths et de français. Ils continueront à évoluer au sein de classes hétérogènes dans les autres disciplines. A cette fin, le ministère de l’éducation a annoncé des financements spécifiques et 2 330 postes. « Les recteurs ont octroyé des enveloppes d’heures variables selon des critères peu transparents, mais tous les établissements n’en ont pas reçu, et beaucoup n’en ont pas eu suffisamment », constate Layla Ben Chikh, principale d’un collège d’éducation prioritaire (REP) dans l’académie de Nice et membre du SNPDEN-UNSA. Elle-même a reçu dix-sept heures, mais il lui en faut le double pour créer un groupe à quinze en maths et en français sur les classes de 6e et 5e.

Le collège REP+ de Julien a, lui, reçu huit heures, soit de quoi créer un groupe à quinze dans les deux disciplines en 5e seulement. « On n’a pas assez pour faire des petits groupes pour tous les élèves en difficulté, et on ne nous a rien donné pour les 6e », s’insurge-t-il. Dans cet établissement très défavorisé, la moitié des 140 élèves de 6e ont pourtant des résultats faibles aux évaluations nationales en maths comme en lettres, une dizaine d’élèves est allophone et ne maîtrise pas le français.

D’autres établissements n’ont pas assez d’enseignants pour organiser les heures de maths et de français au même moment, afin de pouvoir répartir les élèves de plusieurs classes dans les groupes, explique Audrey Chanonat, principale de collège à Cognac (Charente) et secrétaire nationale du SNPDEN-UNSA. Les collèges doivent ponctionner leur « marge d’autonomie », cette portion d’heures destinée à financer, selon leurs besoins et leurs priorités, des options, des demi-groupes, de l’aide personnalisée. A Paris, Véronique est principale adjointe d’un collège socialement mixte qui n’a bénéficié d’aucune heure. Pour créer des groupes réduits, elle doit « supprimer les demi-groupes en anglais, en français et en maths pour les 4e et 3e, et en sciences, ils feront cours à vingt-huit ». D’autres retirent des heures de latin, renoncent à de l’aide personnalisée ou à des projets pédagogiques.

« Les élèves ne progressent pas »

Même le Syndicat national des lycées et des collèges, seul à soutenir le principe, partage le constat de tous les syndicats :« Le ministère disait qu’il ne serait pas nécessaire de toucher aux autres dispositifs mais c’est faux, il n’y a pas assez d’heures », dénonce son président, Jean-Rémi Girard. Interrogée par Le Monde en janvier, la Rue de Grenelle avait indiqué que les rectorats pourraient procéder à des « ajustements » de moyens jusqu’en septembre. Plus largement, les chefs d’établissement pointent aussi l’importante rigidification des emplois du temps et l’impossibilité qui s’imposera de nommer des enseignants de maths et de français comme professeurs principaux en 6e et en 5e, car ils n’auront plus de classes entières. « Nous serons isolés face à des groupes qui n’existeront que devant nous, il n’y aura pas d’équipe pour parler de la vie de la classe, plus de projet interdisciplinaire avec les maths et le français », s’alarme Perrine, professeure de maths dans le collège de Julien.

Une situation d’autant plus difficile à accepter que, comme une large partie de ses collègues, elle rejette la philosophie qui sous-tend les groupes de niveau. « On va séparer les élèves neuf heures par semaine en leur expliquant qu’ils ne peuvent pas progresser ensemble, c’est contraire au principe même de fraternité qu’on essaye de leur apprendre », s’indigne-t-elle, refusant de nourrir l’idée que « les faibles ralentissent les forts ».

Le ministère assure que le dispositif sera « flexible » et que les élèves pourront passer d’un groupe à l’autre, mais de nombreux professeurs ayant déjà été confrontés à des classes homogènes en doutent : « Quand on concentre les élèves très en difficulté, ils ne progressent pas, on ne peut pas se diviser, même en quinze, sur un cours », explique Perrine, insistant sur l’importance de « l’émulation »et de « la coopération entre élèves de différents niveaux ». « C’est illusoire d’imaginer qu’ils pourront avancer au même rythme que les “bons” groupes et les rejoindre ».

Enseignants et chefs d’établissement s’inquiètent également de la physionomie de groupes dits faibles au regard de leurs projections, où les élèves les plus précaires, ceux issus de l’immigration, ou encore les enfants en situation de handicap seraient surreprésentés. « J’en suis malade, quel message va-t-on envoyer aux enfants ? », lâche Véronique, qui envisage, comme certains de ses collègues, de ne pas appliquer la mesure.

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